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Politiques de la reconnaissance et justice sociale en Afrique : Les stratégies d’inclusion politique par l’identité ethnique contribuent-elles à la réduction des inégalités ?

11 Nov 2019

  • Author(s): Anatole Fogou

Politiques de la reconnaissance et justice sociale en Afrique : Les stratégies d’inclusion politique par l’identité ethnique contribuent-elles à la réduction des inégalités ?
This contribution is published as part of the UNRISD Think Piece Series, Overcoming Inequalities in a Fractured World: Between Elite Power and Social Mobilization, launched to coincide with a major UNRISD Call for Paper Conference by the same name. In this series, experts from academia, advocacy and policy practice engage with the topic of inequality by critically exploring the various causes of deepening inequalities in the current context, their implications for sustainable development, and strategies and mechanisms being employed to reverse them as part of the global conversation on inequalities leading up to the review of Sustainable Development Goal 10 at the UN High-Level Political Forum in July 2019.

Depuis le milieu du XXe siècle, la revendication de droits collectifs et sociaux prend de plus en plus de l’ampleur au détriment ou concurremment aux droits individuels. Ceci a donné lieu dans certains pays à composition multiethnique, à des politiques publiques qui prennent pour fondement la reconnaissance d’identités particulières et notamment ethniques sans forcément résoudre les problèmes d’inégalités et d’injustice sociale. Cette réflexion assume l’idée que la solution pour ces sociétés multiethniques réside dans le façonnage d’un imaginaire national où les individus se pensent d’avantage comme citoyens égaux que comme membres d’une communauté particulière.

Anatole Fogou est Maitre de conférences/Hdr à Université de Maroua/ENS.

Introduction


La diversité ethnique apparait comme une des caractéristiques essentielles des sociétés africaines. Pour gérer cette diversité et faire advenir des sociétés relativement pacifiques et inclusives, certains Etats ont mis en place des politiques s’inspirant des théories de la reconnaissance (Taylor 1984, Kymlicka 1998, Honneth 2002). Celles-ci exigent la prise en compte des différences et des préférences des individus et des groupes dans la mise en œuvre des politiques publiques. Ces préférences peuvent être basées sur l’appartenance ethnique, clanique ou à des ensembles culturels particuliers. C’est ainsi que le Cameroun a institutionnalisé la politique d’équilibre régional, l’Ethiopie le fédéralisme ethnique.

Dans ces contextes où la reconnaissance politique repose sur ces identités primordiales qui ne réussissent souvent qu’à reproduire les stigmates de l’identité et à naturaliser les différences, on est en droit de se demander si ces pratiques peuvent s’attaquer aux inégalités et promouvoir la justice sociale. De fait, comment procéder pour que ces politiques de reconnaissance débouchent sur des changements sociaux véritables en Afrique ? L’analyse des modèles mises en œuvre au Cameroun et en Ethiopie montrera que s’il est vrai que les politiques de reconnaissance ont leur importance dans la résolution des problèmes de répartition des ressources et des biens politiques, en revanche elles débouchent presque toujours sur des crispations et assignations identitaires porteuses de germes belligènes et même de conflits comme c’est le cas actuellement au Cameroun. Ce qui paradoxalement perpétue les injustices et les inégalités.

Identités ethniques et inclusion sociopolitique au Cameroun et en Ethiopie



La politique camerounaise de l’équilibre régional
Pour assurer la « cohésion et l’unité nationale », les dirigeants camerounais, après l’indépendance, ont mis en place une politique de dosage et d’équilibre ethnique et régional dans l’accès aux magistratures publiques. L’objectif de la pratique est d’assurer la représentativité des ressortissants de toutes les régions dans les différents secteurs d’activité du pays, pour éviter l’hégémonie de l’une d’entre elles. Cette pratique au départ non formalisée, contenait tant bien que mal les conflits larvés entre les diverses composantes ethniques ; elle deviendra norme par un décret présidentiel de 1982 avant d’être inscrite dans la constitution.

Cependant, les avis sont partagés quant à l’appréciation de son efficacité : pour ceux qui la trouvent positive, cette politique a favorisé la légitimité de l’Etat en assurant la représentativité des ressortissants de chaque tribu dans les rouages de l’Etat, de l’armée et de l’administration, leur enlevant ainsi leur potentiel belligène. Seulement, la crise anglophone prouve le contraire : depuis trois ans elle a dégénéré en une guerre de sécession fondée sur des revendications de type culturel et économique.

De plus, d’aucuns estiment que l’équilibre régional a été instrumentalisé par le pouvoir pour entretenir une clientèle assoiffée d’honneurs et de richesse et des élites corrompues qui y ont souvent trouvé le moyen de placer abusivement les leurs. C’est donc une pratique qui a servi à la promotion des individus que l'on cooptait dans les hautes sphères de l'État afin de les manipuler plus tard, puisqu'ils sont redevables de celui qui les a nommés.

Certains autres analystes (Mouiche 2011, Mfoulou 2006) estiment que l’équilibre régional a été moins réceptif à la justice sociale puisqu’il n’a été favorable qu’aux groupes dominants à l’intérieur des régions, brillant par la marginalisation des minorités ethniques et l’exacerbation de clivages et tensions qui se cristallisent dans les replis identitaires. D’où l’idée qu’en réalité, ce principe a contribué au déséquilibre social et politique dans la mesure où la promotion des élites ressortissantes d'une région donnée s'est souvent faite au détriment des populations qui, en dernier ressort, ne bénéficient pas forcément des retombées de la promotion de leurs fils.

Le fédéralisme ethnique éthiopien
La République Fédérale d'Ethiopie est la seule qui à ce jour sur le continent africain, utilise explicitement la référence ethnique comme principe structurant et organisant le vivre ensemble. En effet, la Constitution du 8 décembre 1994 consacre le passage d'un Etat centralisé à un ethno-fédéralisme fondé sur le principe de l’homogénéité ethnique.

Celle-ci identifie l’identité ethnique comme mode d’organisation politique qui sert d’instrument de découpage des unités administratives en onze Etats fédérés. Parmi ces derniers, trois sont des villes ethniquement mixtes ; un rassemble une soixantaine d’ethnies et constitue en lui-même une fédération dans la fédération ; les autres ont été obtenus par le croisement de la déclaration d’identité ethnique avec les langues maternelles pour avoir des composantes ethniquement homogènes et des découpages territoriaux qui prennent la langue comme critère principal de l’identité.

Peut-on dire qu’avec la mise en place de ce fédéralisme ethnique l’Ethiopie ait durablement résolu la question de la justice sociale ? Mieux, les crispations identitaires liées à la frustration et à l’insatisfaction dans la distribution des ressources ont-elles été éliminées ou même contenues dans des limites marginales ? Il est difficile de répondre par l’affirmative à ces questions. Mais ce qui est constant est que plus de 20 ans après son adoption, cette technologie institutionnelle tient encore et n’a pas encore généré de crise majeure, malgré de vives tensions et des accès de violences sporadiques. Son apport principal aura été l’ouverture à la diversité des langues et des cultures qui composent la société. Ceci pose les linéaments d’une conception de la justice sociale qui articule les identités locales à l’identité nationale, fort de ce que la différentiation des groupes culturels et linguistiques est reconnue comme fondatrice de l’Etat.

Mais selon certains auteurs (Hendricks 2010), l’apparente autonomie des différentes nations, nationalités et peuples masque en réalité le contrôle et la monopolisation centralisée de l’Etat par une élite tigréenne minoritaire. Ainsi, certains groupes ethniques continuent d’être victimes d’oppression à des degrés divers, de sorte que la question nationale, comprise en termes d’égalité de chances ou d’opportunités pour les différents peuples, demeure irrésolue.

Conclusion : Dépasser les identités particulières pour un imaginaire national


Au regard de ce qui précède, on peut penser que l’identité ethnique reconnue et intégrée comme norme de distribution politique semble inapte à générer des sociétés politiques où la cohésion et les antagonismes reposant sur les appartenances ethniques ou les identités sont absentes. La solution camerounaise, l’équilibre régional, est assez ambigüe dans la mesure où sans reconnaître explicitement les identités, l’Etat s’attache à construire à la fois une politique d’unité nationale et de prise en compte des identités et des intérêts collectifs dans les recrutements et certaines fonctions électives.

Par contre, le fédéralisme ethnique éthiopien a le mérite de reconnaître officiellement et d’assumer ses nations, nationalités et peuples. Seulement, force est de constater que les tensions ethniques persistent dans les deux cas, soit en raison de l’insuffisance des retombées des partages, soit à cause de l’instrumentalisation que font les autorités de ces identités ethniques. Ce qui perpétue un sentiment d’injustice et d’inégalité bien perceptible dans la société.

Les cas ci-dessus tendent à montrer que la résolution des problèmes de justice sociale devrait transcender les appartenances culturelles particulières et travailler à façonner, par un travail d’éducation au national, un imaginaire national (Anderson 1996) où les individus se pensent d’avantage comme citoyens égaux que comme membres d’une communauté particulière.


EN SAVOIR PLUS
Pour un approfondissement de cette question, voir l'article de l'auteur publié dans A. Boerger, P. Dubé et P. Mulatris (dir), Transferts des savoirs, savoirs des pratiques : Production et mobilisation des savoirs pour une communauté inclusive, Presses de l’Université Laval, 4e trimestre 2014, pp. 141-170.


REFERENCES
Anderson, B. 1996. L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, trad. P.E Dauzat. Paris : La Découverte.
Hendricks, F. 2010. « The Constitutional Contours of Nations and Nationalism in Independent Ethiopia and South Africa », communication présentée au symposium sur Le rêve, la réalité: réévaluation des indépendances africaines, Accra.
Honnet, A. 2000. La lutte pour la reconnaissance, trad. P. Rush. Paris : Cerf.
Kymlicka, W. 2001. La citoyenneté multiculturelle. Paris : La découverte.
Mfoulou, Jean. 2006. « Equilibre régional et désunion nationale au Cameroun : leçons du passé et perspectives d’avenir ». En David Simo (éd.) Constructions identitaires en Afrique. Yaoundé: Editions Clé. pp. 109-120.
Mouiche, I. 2011. « Les minorités ethniques et les défis de la représentation politique au Cameroun », communication présentée à l’occasion de la 13ème assemblée générale du Codesria, Rabat.
Taylor, C. 2003. Multiculturalisme. Différence et démocratie, trad. A.D Canal. Paris, Flammarion.

Photo: A. Davey (CC BY 2.0 via Flickr)

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This article reflects the views of the author(s) and does not necessarily represent those of the United Nations Research Institute for Social Development.