This contribution is published as part of the UNRISD Think Piece Series, Overcoming Inequalities in a Fractured World: Between Elite Power and Social Mobilization, launched to coincide with a major UNRISD Call for Paper Conference by the same name. In this series, experts from academia, advocacy and policy practice engage with the topic of inequality by critically exploring the various causes of deepening inequalities in the current context, their implications for sustainable development, and strategies and mechanisms being employed to reverse them as part of the global conversation on inequalities leading up to the review of Sustainable Development Goal 10 at the UN High-Level Political Forum in July 2019.
Le fonctionnement du monde académique et la production des connaissances scientifiques peuvent expliquer la persistance, voire l’aggravation des inégalités sociales. Pour comprendre ce constat, il faut au préalable rappeler que les inégalités sociales ont des répercussions dans le domaine de la connaissance. Lutter contre les inégalités sociales passe donc irrémédiablement par une réduction des inégalités dans la production des connaissances scientifiques et par l’instauration d’une véritable écologie des savoirs, c’est-à-dire de rapports justes entre les savoirs. Les recherches qui associent les groupes qui subissent les inégalités à la production des connaissances jouent, de ce point de vue, un rôle significatif.
Baptiste Godrie est sociologue au
Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté et professeur associé au Département de sociologie de l’Université de Montréal. Il co-dirige le groupe de travail
Diversité des savoirs (GT21) de l’
Association internationale des sociologues de langue française.
Egalité de connaissances, égalité sociale?
Les liens entre les inégalités sociales et la production des savoirs sont bien analysés par les courants féministes et postcoloniaux en sciences sociales. Plusieurs travaux démontrent que les membres des groupes sociaux historiquement stigmatisés voient leurs témoignages et savoirs d’emblée discrédités lorsqu’ils s’expriment sur un sujet. Le terme « inégalité épistémique » souligne que la différence de considération accordée à la parole et aux savoirs des membres des groupes sociaux résulte de leur place dans la hiérarchie de la crédibilité et des savoirs légitimes, c’est-à-dire qu’elle résulte des rapports sociaux inégalitaires entre groupes minoritaires et majoritaires (Godrie et Dos Santos, 2017). Ces hiérarchies dans la considération accordée aux voix et savoirs de certain.e.s s’appuient en partie sur des stéréotypes et des courants d’idées dominants qui naturalisent et légitiment l’ordre social en place, par exemple, l’idée que les personnes qui se situent en haut de l’échelle sociale le doivent à leurs seuls intelligence et savoirs individuels. En dépit de luttes sociales importantes, par exemple féministes, contribuant à changer les discours dominants et les pratiques discriminantes, les inégalités épistémiques persistent de manière importante au sein de nos sociétés.
Rôles ambigus des universitaires
L’université est un des lieux où la hiérarchie des savoirs est historiquement produite et validée, autant qu’un espace propice au questionnement et à la création de rapports sociaux plus justes et égalitaires dans la production des connaissances.
Le sociologue portugais Boaventura de Sousa Santos considère que la science occidentale moderne s’est fondée sur une division, qu’il nomme la ligne abyssale, entre les connaissances scientifiques, en haut de la hiérarchie des savoirs légitimes, et les connaissances qualifiées de traditionnelles, archaïques ou locales, qui sont reléguées tout en bas de cette hiérarchie. La science repose encore majoritairement sur cette division qui contribue à valider ses propres fondements en excluant les autres modes de connaissances. Passer d’une monoculture de la connaissance scientifique à une pensée post-abyssale présuppose deux changements. D’une part, il s’agit de reconnaitre que le savoir scientifique ne peut, à lui seul, épuiser la compréhension du monde et résoudre les problèmes auxquels l’humanité est confrontée. D’autre part, cela implique d’inventer des relations entre les différents savoirs qui ne soient pas hiérarchiques et qu’il nomme « écologie des savoirs ». Inventer de nouvelles écologies des savoirs ne signifie pas prétendre naïvement que tous les savoirs se valent, mais plutôt d’identifier les apports réciproques des savoirs pour comprendre et agir sur le monde qui nous entoure, par exemple, du point de vue de l’impact de ces savoirs sur l’environnement et sur la solidarité sociale. Pour reprendre les mots de Sousa Santos, « il ne peut y avoir de justice sociale globale sans justice cognitive globale » (Santos 2016).
Les universitaires appartiennent généralement, au Nord comme au Sud, à des classes sociales privilégiées et n’ont souvent pas eux/elles-mêmes vécu l’expérience des groupes historiquement marginalisés qu’ils/elles étudient. Même s’ils/elles peuvent être sensibles à l’égard des réalités vécues par les membres des groupes qu’ils/elles étudient, la production des connaissances scientifiques est le plus souvent monopolisée par les universitaires qui finissent par parler « au nom » des personnes et non à parler conjointement avec elles. Qui plus est, les savoirs universitaires sur les inégalités sociales ont joué historiquement un rôle ambigu: d’une part, de levier de dénonciation des injustices et, d’autre part, de levier pour permettre aux gouvernements de mieux dénombrer, catégoriser, voire surveiller les groupes sociaux. Enfin, la diffusion des connaissances scientifiques sur les inégalités sociales se fait souvent dans des cercles restreints, entre pairs, par le biais de colloques et de publications scientifiques dont le format et les droits d’accès produisent un effet d’exclusion des groupes minoritaires. L’exclusion des groupes historiquement marginalisés du processus de production de la connaissance et d’accès aux résultats peut redoubler la violence sociale et économique qu’ils subissent par ailleurs.
Production juste et égalitaire des connaissances sur les inégalités sociales
En réaction à plusieurs de ces constats, des courants de recherche participative critiquant la monoculture de la production des connaissances scientifiques sont nés au cours des années 1970. Ces courants se sont développés, notamment en Amérique du Sud, mais pas exclusivement, au fil de rencontres entre des activistes issus de groupes sociaux marginalisés et des universitaires animé.e.s par la volonté de réduire la rupture entre les milieux universitaires et le reste de la société. Les recherches participatives visent à produire des connaissances
avec, (et non simplement « sur ») les groupes les plus marginalisés dans une perspective de transformation sociale selon des valeurs humanistes (par exemple, dans une optique de réduction des inégalités sociales vécues par les groupes qui les subissent). Elles s’appuient notamment sur l’idée que la production des connaissances scientifiques est un enjeu politique puisqu’elle peut légitimer les rapports sociaux inégalitaires, tout comme elle peut contribuer à l’amélioration des conditions de vie ainsi qu’à l’émancipation des groupes subalternes au Nord comme au Sud.
Les travaux de plusieurs chercheurs.e.s du
Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté (
CREMIS) s’inscrivent dans cette perspective. Par exemple, à Montréal, des usager.e.s des services de santé mentale ont été impliqué.e.s en tant que co-chercheurs.e.s dans l’évaluation d’une initiative institutionnelle de participation d’usage.r.e.s à l’élaboration des services de santé mentale. L’objectif du projet consistait à identifier les facteurs favorables à la démocratisation des institutions publiques dans la santé et les services sociaux. Ce type de projet implique de faire preuve d’une créativité méthodologique afin d’impliquer des co-chercheurs.e.s qui n’ont parfois pas de diplôme universitaire et de formation en recherche aux différentes étapes du processus de recherche. Dans cette recherche, les chercheurs.e.s ont mis sur pied un comité-conseil de la recherche composé de chercheurs.e.s de carrière et de personnes qui avaient participé à la réflexion sur l’élaboration des services de santé mentale. Le rôle de ce comité était de participer à des ateliers de co-analyse des données à des moments clés de la recherche et de favoriser l’établissement d’un climat de travail propice à la co-construction des connaissances entre les membres de l’équipe de recherche. Comme nous l’avons documenté, la présence d’un animateur des processus participatifs, dont le rôle se situe à l’interface du monde de la recherche et des réalités vécues par les co-chercheurs.es est un élément contribuant à rétablir un certain équilibre dans les prises de parole (Godrie et al., 2017).
Depuis novembre 2017, un collectif québécois de personnes rattachées au CREMIS se rencontre lors de séminaires de travail pour bâtir un programme scientifique sur le thème
Inégalités épistémiques et recherches participatives. Il compte parmi ses membres une dizaine de personnes expérimentées en matière de recherches participatives et appartenant à trois groupes: des activistes directement concernés par différentes expériences d’injustices épistémiques, des intervenant.e.s sociaux dans différents champs (santé mentale, itinérance, défense des droits), et des chercheurs.e.s et étudiant.e.s des sciences sociales. La démarche vise à créer un espace respectueux de la diversité des positionnements respectifs, et à réduire les hiérarchies entre les statuts et les savoirs.
Nos échanges reposent sur la conviction que tenir les groupes touchés par les inégalités sociales à la marge de la production des savoirs sur leur situation a pour effet, d’une part, d'accroître leur impuissance en leur déniant la capacité de penser de manière critique les inégalités qu’ils vivent et, d’autre part, de nous rendre collectivement moins susceptibles de comprendre et de lutter contre ces inégalités. À ce titre, nous avons produit un
guide adressé aux personnes engagées dans des recherches participatives afin qu’elles puissent auto-évaluer ces projets du point de vue des inégalités épistémiques maintenues ou réduites.
Sciences sociales participatives et engagées
Ces échanges, ainsi que mon expérience en matière de recherche participative m’amènent à défendre un positionnement engagé et participatif des sciences sociales. Participatif dans la mesure où les universitaires doivent, selon moi, expérimenter des dispositifs de recherche qui permettent d’établir des rapports plus justes et égalitaires dans la production des connaissances scientifiques. Et engagé dans la mesure où viser la réduction des inégalités épistémiques dans la production de connaissance constitue un positionnement politique en faveur de la lutte pour la réduction des inégalités sociales et économiques.
Ces recherches participatives doivent, bien sûr, s’accompagner de transformations plus larges du système universitaire pour, entre autres, questionner les critères de scientificité et de rigueur des formes de savoir dans les différentes écologies des savoirs, favoriser la mise à disposition des connaissances produites en libre accès et repenser les curriculums de formation universitaire pour y inclure une diversité de sources et d’acteurs.rices (scientifiques, non scientifiques, du Nord comme du Sud). Ce mouvement doit également dépasser le seul milieu de la recherche pour associer les groupes historiquement marginalisés à l’organisation des institutions publiques, à la conception et à la mise en œuvre des politiques publiques et des programmes de lutte contre les inégalités sociales, sans pour autant succomber à des approches superficielles et instrumentales de la participation des groupes qui subissent ces inégalités.
Références
Godrie, B. et M. Dos Santos. 2017. « Inégalités sociales, production des savoirs et de l’ignorance ».
Sociologie et sociétés, vol. XLIX, no. 1, p. 7-31. En ligne :
https://www.erudit.org/fr/revues/socsoc/2017-v49-n1-socsoc03347/
Godrie, B., Ouellet, G., Bastien, R., Bissonnette, S., Gagné, J., Gaudet, L., Gonin, A., Laurin, I., McAll, C., McClure, G., Régimbal, F., René, J.-F., et Tremblay, M. 2018. « Les espaces de participation et la recherche dans le champ des inégalités sociales ».
Nouvelles Pratiques Sociales, 30 (1). En ligne :
https://www.erudit.org/en/journals/nps/2018-v30-n1-nps03972/1051406ar.pdf
Santos, B. de Sousa. 2016 [2014].
Epistemologies of the South: Justice Against Epistemicide. Routledge: London.
Photo credit: loronet via Flickr (CC BY-NC-ND 2.0)